CHAPITRE IX

Le visage juvénile de Donal était pâle et tiré. Son esprit vagabondait je ne sais où. Mais comment l'en blâmer ? Je venais de lui apprendre que son père était mort.

— Jehana, dit-il simplement.

— Elle va bien. Pour le moment, elle est... endormie. Ton père lui a fait don de ce repos.

Il toucha l'or qui ornait son bras gauche. Il était Cheysuli, comme Duncan ; comme lui, il connaissait le prix du lien-lir.

Il leva la tête, une expression lointaine sur le visage.

— Tahlmorra, murmura-t-il.

A huit ans, je n'aurais pas pu supporter ainsi le chagrin. J'aurais crié, pleuré. Mais Donal était Cheysuli. Sa maturité rendait la mienne presque risible.

Tu es si étrange, pensai-je. Seras-tu accepté par Homana ?

J'aidai Alix à descendre de sa monture. Elle était beaucoup trop légère, le visage gris. Six semaines après la mort de Duncan, elle revenait à la tente qu'ils avaient partagée ; Alix ne le supporterait pas, je le savais.

Donal se tourna vers moi ; je lui fis signe qu'il pouvait pénétrer dans la tente.

— Karyon, dit-elle en un souffle.

Je l'attirai contre ma poitrine.

— Comprenez-vous maintenant ? Votre place n'est plus ici. Revenez à Homana-Mujhar. Je veux que vous restiez auprès de moi, Alix.

— Je ne peux pas, hoqueta-t-elle en sanglotant.

— Ne vous souciez pas d'Electra, dis-je. Elle ne vivra pas éternellement. Quand elle sera morte, je ferai de vous la reine d'Homana. Jusque-là, vous devrez vous contenter d'être une princesse de sang royal.

— C'est impossible.

— Autrefois, repris-je, j'étais un imbécile arrogant. Je n'ai pas su reconnaître le trésor que j'avais trouvé. Maintenant, je suis plus vieux ( j'eus un sourire triste à la pensée de mes cheveux gris et de mes jointures douloureuses ) et beaucoup plus avisé.

Je la serrai dans mes bras.

— Ne me refusez pas cette chance, Alix. Acceptez la possibilité de ne pas finir votre vie dans la solitude. Je comprends votre chagrin ; je ne vous bousculerai pas. Mais revenez au moins avec moi à Homana-Mujhar.

— Par les dieux, Karyon, cria-t-elle, je ne peux être ni votre mei jha ni votre épouse ! Je porte l'enfant de Tynstar !

Mon sang se glaça dans mes veines.

— Tynstar a osé vous faire cela !

— Il n'a pas eu besoin de me forcer, dit-elle amèrement. Il m'a enlevé toute volonté et il m'a fait cet enfant.

Je la lâchai d'un coup. L'héritier du pouvoir maudit de Tynstar, dans le ventre d'Alix ! J'aurais pu accepter de la perdre à cause de sa fidélité à la mémoire de Duncan. Mais pas ainsi, à cause du bâtard de l'Ihlini !

Puis je pensai à ce qu'elle devait ressentir. Je la suivis dans la tente ; là, près du feu, se tenait Finn.

Ses traits étaient tirés ; il avait perdu du poids.

— Mei jha, dit-il, je suis désolé. Le tahlmorra ne peut être refusé. Mon frère a toujours été un homme d'honneur...

— Vous saviez qu'il allait mourir ?

— Oui. Lui aussi. Nous ne connaissions pas les circonstances exactes, mais nous savions que cela arriverait. Si c'était en mon pouvoir, je vous le rendrais... Quand un lir meurt, les autres lirs le savent. Storr m'a prévenu, mais je n'ai pas pu venir plus tôt. J'avais quelque chose à terminer.

J'aurais aimé m'asseoir, car toutes ces émotions m'épuisaient. J'attendis, debout. Donal était assis entre les deux loups, Lorn et Storr.

— J'ai banni Electra, dis-je après un long silence. Elle vit sur l'Ile de Cristal. Si tu le souhaites, tu peux reprendre ta place auprès de moi.

Finn resta impassible.

— Cette époque est révolue. Le serment d'allégeance ne peut jamais être prêté deux fois. Je suis revenu vivre à la Citadelle. Ils m'ont nommé chef du clan.

— Vous ? dit Alix. Je croyais que ces responsabilités n'étaient pas pour vous.

— Non, fit-il à mi-voix. Elles convenaient mieux à mon rujho. Mais les temps changent. Les gens changent. Torry m'a rendu différent. J'ai appris à connaître... une sorte de paix.

— Je suis désolé, dis-je, je n'aurais jamais dû te renvoyer.

— Tu n'as pas eu le choix... Torry m'a expliqué, et j'ai compris. Nous avons tous commis des erreurs. Si je n'avais pas emmené Tourmaline, si je l'avais laissée épouser l'Ellasien, elle serait peut-être encore en vie.

Le monde se mit à tourner autour de moi.

— Torry... est morte ?

— Oui. Deux jours avant que Duncan perde son lir. C'est pour cela que je n'ai pas pu venir plus tôt.

— Oh, Finn, gémit Alix, ce n'est pas possible !

Je ne pouvais pas rester dans la tente. Il me fallait sortir, être seul pour tenter d'accepter mon chagrin.

A ce moment, le bébé vagit ; j'eus l'impression qu'on plongeait un poignard dans ma poitrine.

Finn se pencha et prit l'enfant dans ses bras, d'un mouvement très doux. Il nous l'apporta, écartant les couvertures pour nous montrer son visage.

— Elle s'appelle Meghan, dit-il. Elle aura bientôt deux mois. Elle a tout le temps faim. Torry n'a pas pu la nourrir, alors j'ai volé du lait pour elle. Mais ce n'est pas suffisant.

Alix prit le bébé dans ses bras et dit à Donal d'aller chercher une femme en train d'allaiter son enfant.

— Nous allons trouver une nourrice pour elle, rujho. Vous n'aurez plus besoin de voler.

Nous sortîmes de la tente.

— Par les dieux, dis-je, comment est-ce arrivé ? Comment Torry est-elle morte ?

Il s'assit et me fit signe de faire de même.

— Elle avait de la volonté et de la fierté à revendre, mais elle n'était pas faite pour les privations. Trois mois après notre départ, j'ai vu qu'elle était malade. Elle a prétendu que ce n'était rien, que cela arrivait souvent aux femmes qui portaient un enfant. Comment aurais-je pu savoir la vérité ?

Il passa une main dans sa chevelure grisonnante.

— Continue, dis-je doucement.

— Quand j'ai vu qu'elle n'allait pas mieux, je l'ai emmenée dans un village. Elle avait besoin d'un abri plus sûr que ma tente... Mais ils n'ont pas voulu de nous. Ils m'ont traité de démon, et elle de fille légère. Le qu'mahlin est officiellement terminé, mais nombreux sont ceux qui l'observent encore. Elle a donné le jour à Meghan dans le maigre abri que j'ai pu trouver, et elle s'est affaiblie rapidement. Les dieux n'ont pas voulu me prendre à sa place. J'ai accompli les rites cheysulis quand elle est morte ; je ramène sa fille parmi les siens.

Je pensai à ma sœur, morte parce que je n'étais pas parvenu à faire réellement cesser le qu'mahlin de Shaine.

— Je suis désolé, Karyon, murmura-t-il.

— Tu n'es pas responsable. Mon oncle a assassiné Torry... Veux-tu garder Meghan ici ?

— Elle est chez elle. Où vivrait-elle, sinon ?

— A Homana-Mujhar, dis-je. C'est une princesse d'Homana.

— N'as-tu rien appris au cours des ans, Karyon ? Tu attaches toujours tant d'importance au rang ?

— J'ai changé, Finn. Je ne voulais pas dire que j'avais l'intention de te prendre ta fille. J'entendais seulement que tu y réfléchisses.

— Ma petite vivra ici, dit-il doucement, à la Citadelle ; son héritage cheysuli le demande.

— Soigne-la bien, Finn, et amène-la souvent à Homana-Mujhar. Elle a aussi du sang homanan ; il serait bon qu'elle connaisse ses deux héritages. Et dis à Alix de s'occuper de toi ; tu as besoin d'un peu de chair sur tes os. Tu as l'air plus vieux comme ça.

Il leva les sourcils.

— Cela te va bien de parler d'âge ! T'es-tu regardé dans le miroir d'argent ?

— Oui, dis-je en souriant, et je l'ai retourné contre le mur !

— Avant de partir, repris-je, j'aimerais te rendre le poignard.

Le pommeau orné du lion rampant d'Homana brilla à la lumière du feu.

Je crus qu'il ne le prendrait pas. Il en portait un autre, de facture cheysulie, dans son fourreau. Mais il tendit la main et saisit l'arme.

— Ja'hai-na, dit-il seulement.

Je pris les rênes de mon cheval, mais je ne montai pas tout de suite en selle. Je pensai à Alix. Elle aurait besoin de Finn, de Meghan, de toute la force que les Cheysulis pourraient lui prêter, quand l'enfant de Tynstar serait né.

J'entendis une mélodie quelque part dans la Citadelle. D'abord je ne la reconnus pas. Puis je souris : quelqu'un jouait la Ballade d'Homana sur une flûte cheysulie.

Je souris. Puis je montai à cheval, prêt à partir.

Donal se tenait devant moi, Lorn à ses côtés.

— Cousin, me dit-il, puis-je venir avec vous ?

— Je repars pour Homana-Mujhar.

— Jehana a dit que je pouvais vous suivre.

Il sourit — sourire que je reconnus pour l'avoir déjà vu.

Je tendis la main et le soulevai pour l'installer en selle derrière moi.

— Prends garde, dis-je, il ne faudrait pas que notre cheval nous fasse tomber.

— Qu'il essaie ! dit Donal.

Je ris.

— Tu aimerais me voir mordre la poussière ?

— Il n'oserait pas. Vous êtes le Mujhar d'Homana.

— Le cheval se soucie peu des titres. Tout ce qui l'intéresse, c'est le poids qu'il porte sur son dos.

L'étalon renâcla un peu, mais se calma bientôt.

— Le voyez-vous ? me demanda Donal un peu plus tard, montrant un point minuscule dans le ciel.

Taj, son faucon.

— Je le vois, confirmai-je. Veux-tu que nous galopions ?

— Oui ! cria-t-il.

Je lançai le cheval au galop.